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n’apporte au théâtre le sens le plus subtil de son art, pas même l’artiste qui travaille pour le théâtre ; c’est là que l’on est peuple, public, troupeau, femme, pharisien, électeur, concitoyen, démocrate, prochain, c’est là que la conscience la plus personnelle succombe au charme niveleur du plus grand nombre, c’est là que règne le « voisin », c’est là que l’on devient voisin… » (J’oubliais de raconter ce que mon wagnérien éclairé répondit à mes objections physiologi­ques : « Vous n’êtes donc, tout simplement, pas assez bien portant pour notre musique ! ») —

369.

Notre juxtaposition. — Ne faut-il pas nous l’avouer à nous-mêmes, nous autres artistes, il y a en nous une inquiétante opposition : notre goût, d’une part, et notre force créatrice, d’autre part, sont séparés d’une façon singulière ; ils demeurent séparés et ont une croissance particulière, — je veux dire qu’ils ont des degrés et des temps différents de vieillesse, de jeunesse, de maturité, de friabilité, de pourriture. En sorte que, par exemple, un musicien pourrait composer durant toute sa vie des choses qui seraient en opposition avec ce que son oreille d’auditeur exercé, son cœur d’auditeur apprécient, goûtent et préfèrent — il n’est même pas nécessaire qu’il connaisse cette contradiction. On peut, comme le démontre une expérience presque douloureusement régulière, dépasser facilement, avec son goût, le goût que l’on a dans sa