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LIVRE PREMIER


1.

La doctrine du but de la vie. — J’ai beau regarder les hommes, soit avec un regard bienveillant, soit avec le mauvais œil, je les trouve toujours occupés, tous et chacun en particulier, à une même tâche : à faire ce qui est utile à la conservation de l’espèce humaine. Et ce n’est certes pas à cause d’un sentiment d’amour pour cette espèce, mais simplement puisque, en eux, rien n’est plus ancien, plus fort, plus inexorable, plus invincible que cet instinct, — puisque cet instinct est précisément l’essence de notre espèce et de notre troupeau. Quoique l’on arrive assez rapidement, avec la vue basse dont on est coutumier, à séparer nettement, selon l’usage, à une distance de cinq pas, ses prochains en hommes utiles et nuisibles, bons et méchants, lorsque l’on fait un décompte général, en réfléchissant plus longuement sur l’ensemble, on finit par se méfier de cette épuration et de cette distinction et l’on y renonce complètement. L’homme le plus nuisible est peut-être encore le plus utile au point de vue de la conservation de l’espèce ; car il entretient chez lui, ou par son influence sur les autres, des