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aujourd’hui encore — en une époque transitoire où tant de choses cessent d’être imposées, — à presque tous les Européens, un rôle déterminé, ce que l’on appelle leur carrière ; quelques-uns gardent la liberté, une liberté apparente, de choisir eux-mêmes ce rôle, mais pour la plupart ce sont les autres qui le choisissent. Le résultat est assez singulier : presque tous les Européens se confondent avec leur rôle lorsqu’ils avancent en âge, ils sont eux-mêmes les victimes de leur « bon jeu », ils ont oublié combien un hasard, un caprice, une fantaisie ont disposé d’eux lorsqu’ils se décidèrent pour une « carrière » — et combien ils auraient peut-être pu jouer d’autres rôles, pour lesquels il est trop tard maintenant. À y regarder de plus près, le rôle qu’ils jouent est véritablement devenu leur caractère propre, l’art s’est fait nature. Il y a eu des époques où l’on croyait, avec une assurance guindée, et même avec une certaine piété, à sa prédestination pour tel métier déterminé, tel gagne-pain, et où l’on ne voulait admettre à aucun prix le hasard, le rôle fortuit, l’arbitraire qui y avait présidé : les castes, les corporations, les privilèges héréditaires de certains métiers, grâce à cette croyance, sont parvenus à ériger ces monstres de vastes tours sociales qui distinguent le Moyen âge et chez lesquels on peut du moins louer une chose : la durabilité (— et la durée est sur la terre une valeur de tout premier ordre). Mais il existe des époques contraires, les époques véritablement démocratiques, où l’on désapprend de plus en plus cette croyance et où une idée contraire, un point de vue téméraire, se place au pre-