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La morale en tant que problème. — Le manque d’individus s’expie partout ; une personnalité affaiblie, mince, éteinte, qui se nie et se renie elle-même, n’est plus bonne à rien, — et, moins qu’à toute autre chose, à faire de la philosophie. Le « désintéressement » n’a point de valeur au ciel et sur la terre ; les grands problèmes exigent tous le grand amour, et il n’y a que les esprits vigoureux, nets et sûrs qui en soient capables, les esprits à base solide. Autre chose est, si un penseur prend person­nellement position en face de ses problèmes, de telle sorte qu’il trouve en eux sa destinée, sa peine et aussi son plus grand bonheur, ou s’il s’approche de ses problèmes d’une façon « impersonnelle » : c’est-à-dire s’il n’y touche et ne les saisit qu’avec des pensées de froide curiosité. Dans ce dernier cas il n’en résultera rien, car une chose est certaine, les grands problèmes, en admettant même qu’ils se laissent saisir, ne se laissent point garder par les êtres au sang de grenouille et par les débiles. Telle fut leur fantaisie de toute éternité, — une fantaisie qu’ils partagent d’ailleurs avec toutes les braves petites femmes. — Or, d’où vient que je n’aie encore rencontré personne, pas même dans les livres, personne qui se placerait devant la morale comme si elle était quelque chose d’individuel, qui ferait de la morale un problème et de ce problème sa peine, sa souffrance, sa volupté et sa passion individuelles ? Il est évident que jusqu’à présent la morale n’a pas été un problème ; elle a été, au