Page:Nietzsche - Le Gai Savoir, 1901.djvu/301

Cette page a été validée par deux contributeurs.

la foule puisse déjà s’en rendre compte — pour qu’elle puisse savoir ce qui s’effondrera, maintenant que cette foi a été minée, tout ce qui s’y dresse, s’y adosse et s’y vivifie : par exemple toute notre morale européenne. Cette longue suite de démolitions, de destructions, de ruines et de chutes que nous avons devant nous : qui donc aujourd’hui la devinerait assez pour être l’initiateur et le devin de cette énorme logique de terreur, le prophète d’un assombrissement et d’une obscurité qui n’eurent probablement jamais leurs pareils sur la terre ? Nous-mêmes, nous autres devins de naissance, qui restons comme en attente sur les sommets, placés entre hier et demain, haussés parmi les contradictions d’hier et de demain, nous autres premiers-nés, nés trop tôt, du siècle à venir, nous qui devrions apercevoir déjà les ombres que l’Europe est en train de projeter : d’où cela vient-il donc que nous attendions nous-mêmes, sans un intérêt véritable, et avant tout sans souci ni crainte, la venue de cet obscurcissement ? Nous trouvons-nous peut-être encore trop dominés par les premières conséquences de cet événement ? — et ces premières conséquences, à l’encontre de ce que l’on pourrait peut-être attendre, ne nous apparaissent nullement tristes et assombrissantes, mais, au contraire, comme une espèce de lumière nouvelle, difficile à décrire, comme une espèce de bonheur, d’allègement, de sérénité, d’encouragement, d’aurore… En effet, nous autres philosophes et « esprits libres », à la nouvelle que « le Dieu ancien est mort », nous nous sentons illuminés d’une aurore nouvelle ; notre