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et infaillible un pareil jugement ? Pour cette croyance, n’y a-t-il plus là de conscience ? Ne sais-tu rien d’une conscience intellectuelle ? D’une conscience derrière ta « conscience » ? Ton jugement « cela est bien ainsi » a une première histoire dans tes instincts, tes penchants, tes antipathies, tes expériences et tes inexpériences ; il te faut demander : « Comment s’est-il formé là ? » et encore après : « Qu’est-ce qui me pousse en somme à l’écouter ? » Tu peux prêter l’oreille à son commandement, comme un brave soldat qui entend les ordres de son officier. Ou bien comme une femme qui aime celui qui commande. Ou bien comme un flatteur et un lâche qui a peur de son maître. Ou bien comme un sot qui obéit parce qu’il n’a rien à répliquer à l’ordre donné. Bref, tu peux obéir à ta conscience, de cent façons différentes. Mais si tu écoutes tel ou tel jugement, comme la voix de ta conscience, en sorte que tu considères quelque chose comme juste, c’est peut-être parce que tu n’as jamais réfléchi sur toi-même et que tu as accepté aveuglément ce qui, depuis ton enfance, t’a été désigné comme juste, ou encore parce que le pain et les honneurs te sont venus jusqu’à présent avec ce que tu appelles ton devoir ; — tu considères ce devoir comme « juste » puisqu’il te semble être ta « condition d’existence » (car ton droit à l’existence te paraît irréfutable). La fermeté de ton jugement moral pourrait encore être une preuve d’une pauvreté personnelle, d’un manque d’individualité, ta « force morale » pourrait avoir sa source dans ton entêtement — ou dans ton incapacité de perce-