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être grand ! Mais combien il est devenu insupportable pour les autres, difficile à porter, pour lui-même comme il s’est appauvri et isolé des plus beaux hasards de l’âme ! et aussi de toutes les expériences futures ! Car il faut savoir se perdre pour un temps si l’on veut apprendre quelque chose des êtres que nous ne sommes pas nous-mêmes.

306.

Stoïcien et épicurien. — L’épicurien se choisit les situations, les personnes et même les événements qui cadrent avec sa constitution intellectuelle extrêmement irritable, il renonce à tout le reste — c’est-à-dire à la plupart des choses, — puisque ce serait là pour lui une nourriture trop forte et trop lourde. Le stoïcien, au contraire, s’exerce à avaler des cailloux et des vers, des tessons et des scorpions, et cela sans en avoir le dégoût ; son estomac doit finir par être indifférent pour tout ce qu’offre le hasard de l’existence : — il rappelle cette secte arabe des Assaoua que l’on apprend à connaître en Algérie ; et, pareil à ces insensibles, il aime à avoir un public d’invités au spectacle de son insensibilité, dont se passe volontiers l’épicurien : — Celui-ci n’a-t-il pas un « jardin » ? Pour des hommes soumis aux improvisations du sort, pour ceux qui vivent en des temps de violence, et qui dépendent d’hommes brusques et variables, le stoïcisme peut être très opportun. Mais celui qui peut prévoir tant soit peu que la destinée lui permettra de filer un long fil fera bien