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pensent voir et entendre infiniment plus — et cela précisément distingue l’homme de l’animal et l’animal supérieur de l’inférieur. Le monde s’emplit toujours davantage pour celui qui s’élève dans la hauteur de l’humanité, l’intérêt grandit autour de lui, et dans la même proportion ses catégories de plaisir et de déplaisir, — l’homme supérieur devient toujours en même temps plus heureux et plus malheureux. Mais en même temps une illusion l’accompagne sans cesse : il croit être placé en spectateur et en auditeur devant le grand spectacle et devant le grand concert qu’est la vie : il dit que sa nature est une nature contemplative et il ne s’aperçoit pas qu’il est lui-même le véritable poète et le créateur de la vie, — tout en se distinguant, il est vrai, de l’acteur de ce drame que l’on appelle un homme agissant mais bien davantage encore d’un simple spectateur, d’un invité placé devant la scène. Il a certainement en propre, étant le poète, la vis contemplativa et le retour sur son œuvre, mais, en même temps, et avant tout, la vis creativa qui manque à l’homme qui agit, quoi qu’en disent l’évidence et la croyance reçue. Nous qui pensons et qui sentons, nous sommes ceux qui font réellement et sans cesse quelque chose qui n’existe pas encore : tout ce monde toujours grandissant d’appréciations, de couleurs, d’évaluations, de perspectives, de degrés, d’affirmations et de négations. Ce poème inventé par nous est sans cesse appris, exercé, répété, traduit en chair et en réalité, oui même en vie quotidienne, par ce que l’on appelle les hommes pratiques (nos acteurs, comme je l’ai indiqué). Ce qui n’a de