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changements que la Révolution a produits en Europe ont trouvé leur expression : c’est la musique allemande seulement qui s’entend à l’expression des mains populaires en mouvement, à ce formidable vacarme artificiel qui n’a même pas besoin de faire beaucoup de bruit — tandis que par exemple l’Opéra italien ne connaît que les chœurs de domestiques ou de soldats, mais pas de « peuple ». Il faut ajouter que, dans toute musique allemande, on perçoit une profonde jalousie bourgeoise de tout ce qui est noblesse, surtout de l’esprit et de l’élégance, en tant qu’expression d’une société de cour et de chevalerie, vieille et sûre d’elle-même. Ce n’est pas là de la musique comme celle du « Sänger » de Goethe, de cette musique chantée devant la porte qui plaît aussi « dans la salle » et surtout au roi. Il ne s’agit pas de dire : « les chevaliers regardaient avec courage et les belles baissaient les yeux. » La grâce même n’entre pas dans la musique allemande sans des velléités de remords ; ce n’est que quand il arrive à la joliesse, cette sœur champêtre de la grâce, que l’Allemand commence à se sentir moralement à l’aise — et dès lors il s’élève toujours davantage jusqu’à cette « sublimité » enthousiaste, savante, souvent à patte d’ours, la sublimité d’un Beethoven. Si l’on veut s’imaginer l’homme de cette musique, eh bien ! que l’on s’imagine donc Beethoven, tel qu’il apparut à côté de Gœthe, par exemple à cette rencontre de Teplitz[1] : comme la demi-

  1. La rencontre de Gœthe avec Beethoven eut lieu en août 1812 à Teplitz en Bohême, où séjournaient alors la cour d’Autriche, l’impératrice des Français, le duc de Saxe-Weimar et d’autres person-