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95.

Chamfort. — Un connaisseur de l’humanité et de la foule comme Chamfort se mit précisément du côté de la foule et ne se tint pas à l’écart et sur la défensive, persévérant dans son renoncement philosophique. Je ne puis pas m’expliquer ce fait autrement que de la manière suivante : Il y eut en lui un instinct qui fut plus fort que sa sagesse, un instinct qui ne fut jamais satisfait, la haine contre toute noblesse de race ; peut-être la haine trop explicable de sa mère, une haine qui fut sacrée en lui par l’amour pour sa mère, — un instinct de haine qu’il avait conservé de ses années d’enfance et qui attendait l’heure de venger la mère. Et voici que la vie, et son génie et, hélas ! le plus peut-être le sang paternel qui coulait dans ses veines l’avaient induit à s’enrégimenter dans cette noblesse, à se sentir son égal — pendant de longues années ! Mais il finit par ne plus pouvoir supporter son propre aspect, l’aspect du « vieil homme » sous l’ancien régime ; il fut pris d’une passion violente de faire pénitence ; cette passion lui fit revêtir le vêtement de la populace, comme une espèce de silice à lui. Sa mauvaise conscience fut la négligence de la haine. — En admettant que Chamfort fût demeuré alors plus philosophe d’un degré, la Révolution eût été privée de son esprit le plus tragique et de son aiguillon le plus affilé : elle serait considérée comme un événement beaucoup plus bête et n’exercerait pas cette séduction sur les esprits. Mais la haine et la vengeance de Chamfort éduquèrent toute