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87.

De la vanité des artistes. — Je crois que les artistes ignorent souvent leurs capacités parce qu’ils sont trop vaniteux et qu’ils ont dirigé leurs vues sur quelque chose de plus fier que ne semblent être ces petites plantes qui, neuves, rares et belles, savent croître sur leur sol avec une réelle perfection. Ils estiment superficiellement ce qu’il y a de vraiment bon dans leur propre jardin, dans leur propre vignoble, et leur amour n’est pas du même ordre que leur intelligence. Voici un musicien qui, plus que tout autre, est passé maître dans l’art de trouver des accents pour exprimer les souffrances, les oppressions et les tortures de l’âme et aussi pour prêter un langage à la désolation muette. Il n’a pas d’égal pour rendre la coloration d’une fin d’automne, ce bonheur indiciblement touchant d’une dernière, bien dernière et bien courte jouissance, il connaît un accent pour ces minuits de l’âme, secrets et inquiétants, où cause et effet semblent se disjoindre, où, à chaque moment, quelque chose peut surgir du « néant ». Mieux que tout autre, il puise tout au fond du bonheur humain et, en quelque sorte, dans sa coupe déjà vidée, où les gouttes les plus amères finissent par se confondre avec les plus douces. Il connaît ces oscillations fatiguées de l’âme qui ne sait plus ni sauter ni voler, ni même se transporter ; il a le regard craintif de la douleur cachée, de la compréhension qui ne console point, des adieux sans aveux ; oui, même comme Orphée de toutes les misères intimes, il est plus grand que