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sons sur les hauteurs, sans nous en apercevoir, croyant être en pleine, en pleine sécurité !

60.

Les femmes et leurs effets à distance. — Ai-je encore des oreilles ? Serais-je tout oreille, rien qu’oreille et plus autre chose ? Me voici au milieu de l’incendie des vagues qui se brisent en flammes blanches et viennent lécher mes pieds : — de tous côtés j’entends la mer hurler, menacer, mugir, sa voix stridente monte jusqu’à moi, tandis que dans les dernières profondeurs le vieil ébranleur chante sa mélodie, sourde comme le mugissement d’un taureau ; et il s’accompagne en mesure d’un tel piétinement que, dans les falaises qui s’effritent, le cœur du vieux démon des roches se met à en trembler. Alors soudain, comme surgissant du néant, apparaît à la porte de ce labyrinthe d’enfer, à quelques brasses seulement, — un grand bateau à voiles, glissant, silencieux comme un fantôme. Oh ! l’apparition de cette beauté ! Quel enchantement s’empare de moi ! Comment ? Tout le silence et tout le repos du monde se sont-ils embarqués ici ? Mon bonheur lui-même s’est-il assis à cette place tranquille, mon moi plus heureux, mon second moi éternel ? Ne serait-il pas encore mort et non plus vivant ? Serait-ce un être intermédiaire, un esprit silencieux, contemplatif, glissant et flottant ? Semblable au vaisseau qui de ses voiles blanches passe sur la mer obscure, comme un énorme papillon ! Oui ! Passer au-dessus de l’existence ! C’est cela !