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de même quelque jeu de l’imagination (un préjugé, une déraison, une ignorance, une crainte ou quoi que ce soit d’autre) y ont travaillé et en ont tissé les mailles. Voyez cette montagne ! Voyez ce nuage ! Qu’est-ce qu’il y a là de réel ? Déduisez-en donc la fantasmagorie et tout ce que les hommes y ont ajouté, vous qui êtes hommes de sens rassis ! Oui, si vous pouviez faire cela ! Si vous pouviez oublier votre origine, votre passé, votre première éducation, — tout ce que vous avez en vous d’humain et d’animal ! Il n’y a pour nous point de « réalité » — et il n’y en a pas non plus pour vous autres gens sobres — nous sommes beaucoup moins étrangers les uns aux autres que vous ne le croyez, et peut-être notre bonne volonté de dépasser l’ivresse est-elle tout aussi respectable que la croyance d’être en général incapable d’ivresse.

58.

Comme créateurs seulement. — Il y a une chose qui m’a causé la plus grande difficulté et qui continue de m’en causer sans cesse : me rendre compte qu’il est infiniment plus important de connaître le nom des choses que de savoir ce qu’elles sont. La réputation, le nom, l’aspect, l’importance, la mesure habituelle et le poids d’une chose — à l’origine le plus souvent une erreur, une qualification arbitraire, jetée sur les choses comme un vêtement, et profondément étrangère à leur esprit, même à leur surface — par la croyance que l’on avait en tout cela, par son développement de génération en génération,