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LIVRE DEUXIÈME


57.

Pour les réalistes. — Ô hommes désenchantés, vous qui vous sentez cuirassés contre la passion et l’imagination et qui aimeriez bien faire de votre doctrine un objet d’orgueil et un ornement, vous vous appelez réalistes et vous donnez à entendre que le monde est conformé réellement tel qu’il vous apparaît : devant vous seuls la vérité se trouverait dévoilée et c’est vous qui seriez peut-être la meilleure partie de cette vérité, — ô images bien-aimées de Saïs ! Mais vous aussi, lorsque vous apparaissez sans voile, ne demeurez-vous pas des êtres très passionnés et obscurs, lorsque l’on vous compare aux poissons, des êtres qui ressemblent encore trop à des artistes amoureux ! — et qu’est la « réalité » pour un artiste amoureux ? Vous portez encore avec vous les façons d’apprécier qui ont leur origine dans les passions et les intrigues des siècles passés ! Votre sobriété encore est pénétrée d’une secrète et indestructible ivresse ! Votre amour de la « réalité » par exemple — c’est là un vieil et antique « amour » ! Dans chaque sentiment, dans chaque impression des sens, il y a quelque chose de ce vieil amour ; et