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LE CRÉPUSCULE DES IDOLES


bles, d’énormes accumulations de forces ; historiquement et physiologiquement, leur condition première est toujours la longue attente de leur venue, une préparation, un repliement sur soi-même — c’est-à-dire que pendant longtemps aucune explosion ne doit s’être produite. Lorsque la tension dans la masse est devenue trop grande, la plus fortuite irritation suffit pour faire appel dans le monde au « génie », à l’« action », à la grande destinée. Qu’importe alors le milieu, l’époque, « l’esprit du siècle », « l’opinion publique » ! Qu’on prenne le cas de Napoléon. La France de la Révolution et plus encore la France qui a préparé la Révolution devait, par elle-même, engendrer le type le plus opposé à celui de Napoléon, et elle l’a en effet engendré. Et puisque Napoléon était différent, héritier d’une civilisation plus forte, plus constante, plus ancienne que celle qui en France s’en allait en vapeur et en miettes, il y fut le maître, il fut seul à y être maître. Les grands hommes sont nécessaires, le temps où ils apparaissent est fortuit ; s’ils en deviennent maîtres presque toujours, cela tient à ce qu’ils sont plus forts, plus vieux, à ce qu’ils représentent une plus longue accumulation d’éléments. Entre un génie et son temps il existe le rapport du fort au faible, du vieux au jeune. Le temps est toujours relativement plus jeune, plus léger, moins émancipé, plus flottant, plus enfantin. — Que l’on pense aujourd’hui tout autrement en France (en Allemagne aussi, mais là ça n’a pas d’importance), que la théorie du milieu, une vraie théorie de neurasthéniques, y soit devenue sacro-sainte et qu’elle trouve crédit parmi les physiologistes, voilà qui,