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LE CAS WAGNER

dezza. Nous voici, à tous les égards, sous un autre climat. Une autre sensualité, une autre sensibilité, une autre sérénité s’expriment ici. Cette musique est gaie ; mais ce n’est point d’une gaieté française ou allemande. Sa gaieté est africaine ; la fatalité plane au-dessus d’elle, son bonheur est court, soudain, sans merci. J’envie Bizet parce qu’il a eu le courage de cette sensibilité, une sensibilité qui jusqu’à présent n’avait pas trouvé d’expression dans la musique de l’Europe civilisée, — je veux dire cette sensibilité méridionale, cuivrée, ardente… Quel bien nous font les après-midi dorés de son bonheur ! Notre regard s’étend au loin : avons-nous jamais vu la mer plus unie ? — Et que la danse mauresque nous semble apaisante ! Comme sa mélancolie lascive parvient à satisfaire nos désirs toujours insatisfaits ! — C’est enfin l’amour, l’amour remis à sa place dans la nature ! Non pas l’amour de la « jeune fille idéale » ! Pas trace de « Senta-sentimentalité[1] » ! Au contraire l’amour dans ce qu’il a d’implacable, de fatal, de cynique, de candide, de cruel — et c’est en cela qu’il participe de la nature ! L’amour dont la guerre est le moyen, dont la haine mortelle des sexes est la base ! Je ne connais aucun cas où l’esprit tragique qui est l’essence de l’amour, s’exprime avec une semblable âpreté, revête une forme aussi terrible que dans ce cri de Don José qui termine l’œuvre :


Oui, c’est moi qui l’ai tuée,
Carmen, ma Carmen adorée ![2]


  1. On se souvient que Senta est l’héroïne du Vaisseau fantôme de Richard Wagner. — N.d.T.
  2. Note wikisource. — Le texte exact de la fin du livret est :
    Vous pouvez m’arrêter… c’est moi qui l’ai tuée.
    Ô ma Carmen ! ma Carmen adorée !…