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L’ORIGINE DE LA TRAGÉDIE

satyre et pourquoi celui-ci ne lui paraissait pas encore semblable au singe. C’était, au contraire, le type primordial de l’homme, l’expression de ses émotions les plus élevées et les plus fortes, — en tant que rêveur enthousiaste que transporte la présence du dieu, compagnon compatissant en qui se répercutent les souffrances du dieu, voix profonde de la nature proclamant la sagesse, symbole de la toute-puissance sexuelle de la nature que le Grec avait appris à considérer avec une stupéfaction craintive et respectueuse. Le satyre était quelque chose de sublime et de divin : tel dut-il paraître surtout au regard désespéré de l’homme dionysien. Celui-ci eût été choqué par le fictif et pimpant berger : il éprouvait un ravissement sublime à contempler dévoilés et inaltérés les traits grandioses de la nature ; en face du type primordial de l’homme, l’illusion de la civilisation s’effaçait ; ici se révélait l’homme vrai, le satyre barbu, qui crie vers son dieu dans une jubilante ivresse. Devant lui, l’homme civilisé s’effondrait jusqu’à ne plus sembler qu’une menteuse caricature. Et Schiller a raison encore, en ce qui concerne ces commencements de l’art tragique : le chœur est un rempart vivant contre l’assaut de la réalité, parce que — chœur de satyres — il est une image plus vraie, plus réelle, plus complète de l’existence que l’homme civilisé qui s’estime généralement l’unique réalité. La sphère de la poésie n’est pas en dehors du monde, rêve impossible