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L’ORIGINE DE LA TRAGÉDIE

Ce reflet, sans forme et sans sujet, de la souffrance primordiale dans la musique, par son évolution libératrice dans l’apparence de la vision, produit maintenant un nouveau mirage, comme symbole concret ou exemple. Déjà l’artiste a abdiqué sa subjectivité sous l’influence dionysiaque : l’image qui lui montre à présent l’identification absolue de lui-même avec l’âme du monde est une scène de rêve qui symbolise perceptiblement ces conflits et cette souffrance originels, en même temps que la joie primordiale de l’apparence. Le « je » du lyrique résonne donc du plus profond abîme de l’Être ; sa « subjectivité », au sens des esthéticiens modernes est une illusion. Quand Archiloque, le premier lyrique des Grecs, témoigne aux filles de Lycambe à la fois son furieux amour et son mépris, ce ne sont pas ses passions que nous contemplons emportées dans le vertige d’une ronde orgiastique : nous voyons Dionysos et les Ménades, nous voyons Archiloque, plongé dans un profond sommeil, — tel que le décrit Euripide dans les Bacchantes, le sommeil dans les hauts chemins des montagnes, sous le soleil de midi. — Alors Apollon s’avance vers lui et l’effleure de son laurier. Et l’enchantement dionyso-musical du dormeur déborde et jaillit en images étincelantes, en poèmes lyriques qui, à l’apogée de leur évolution future, s’appelleront tragédies et dithyrambes dramatiques.

L’artiste plastique, aussi bien que l’artiste épi-