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L’ORIGINE DE LA TRAGÉDIE

fection et l’incomparable beauté nous autoriseraient certainement, si une comparaison était possible, à qualifier d’Homères les Grecs rêvant, et de Grec rêvant, Homère lui-même : et cela avec une signification plus profonde que si l’homme moderne osait, à propos de ses rêves, se comparer à Shakespeare.

En revanche, nous n’avons plus besoin de former des conjectures pour dévoiler l’immense abîme qui sépare les Grecs dionysiens des barbares dionysiens. De tous les confins du vieux monde, — pour ne pas parler ici du nouveau, — de Rome jusqu’à Babylone, nous viennent les témoignages de l’existence de fêtes dionysiennes, dont les spécimens les plus élevés sont, au regard des fêtes dionysiennes grecques, ce que le satyre barbu empruntant au bouc son nom et ses attributs est à Dionysos lui-même. Presque partout l’objet de ces réjouissances est une licence sexuelle effrénée, dont le flot exubérant brise les barrières de la consanguinité et submerge les lois vénérables de la famille : c’est vraiment la plus sauvage bestialité de la nature qui se déchaîne ici, en un mélange horrible de jouissance et de cruauté, qui m’est toujours apparu comme le véritable « philtre de Circé ». Contre la fièvre et la frénésie de ces fêtes qui pénétrèrent jusqu’à eux par tous les chemins de la terre et des eaux, les Grecs semblent avoir été défendus et victorieusement protégés pendant quelque temps par