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L’ORIGINE DE LA TRAGÉDIE

berger » de la métaphysique, et se réfugier dans son bercail primordial, à son foyer originel ? Mais si, dans son intégralité, on peut cependant supporter l’impression d’une telle œuvre sans renier l’existence individuelle, si une semblable création a pu être édifiée sans écraser son créateur, — où trouverons-nous la solution d’un problème aussi contradictoire ?

Entre cette musique et notre plus haut émoi musical, s’interposent ici le mythe tragique et le héros tragique, et, au fond, seulement en tant que symboles des données les plus universelles, des phénomènes les plus généraux que seule la musique peut directement exprimer. Mais, comme symbole, le mythe resterait absolument inefficace et inaperçu à nos côtés, à aucun moment il ne pourrait nous détourner de prêter l’oreille aux résonnances de l’universalia ante rem, si notre sensibilité demeurait sous la pure influence dionysienne. C’est alors que se manifeste la force apollinienne, ressuscitant, à l’aide du baume salutaire d’une bienheureuse illusion, l’individu presque anéanti. Nous croyons soudain ne plus voir que Tristan lui-même lorsqu’il gît là sans mouvement et demande d’une voix étouffée : « Le vieil air ! que m’éveille-t-il ? » Et ce qui tout à l’heure nous semblait un sourd gémissement jailli des profondeurs de l’Être, cela signifie pour nous maintenant : « Nue et vide est la mer ! » Et où nous imaginions défaillir haletants,