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L’ORIGINE DE LA TRAGÉDIE

de ces expédients, ne dépassent pas le vestibule de la perception musicale, sans pouvoir pénétrer jamais jusqu’en ses sanctuaires les plus reculés ; nombre d’entre eux, comme Gervinus, n’arrivent pas ainsi même à ce vestibule. Je m’adresse uniquement à ceux dont le contact avec la musique est immédiat, pour qui la musique est, en quelque sorte, le giron maternel, et dont le commerce avec les choses est presque exclusivement constitué d’inconscients rapports musicaux. C’est à ces musiciens authentiques que je demande s’il leur est possible d’imaginer un être humain dont la réceptivité fût capable de supporter le troisième acte de Tristan et Isolde sans le secours de la parole et de l’image, comme une prodigieuse composition purement symphonique, à moins de suffoquer sous la tension convulsive de toutes les fibres de l’âme ? Un homme ayant, comme ici, appliqué son oreille en quelque sorte au ventricule cardiaque de la Volonté du monde, et senti le frénétique désir de vivre déborder et se répandre dans toutes les artères du monde avec le fracas d’un torrent ou le murmure d’un ruisseau aux plus délicats méandres, l’âme de cet homme pourrait ne pas se briser subitement ? Sous l’enveloppe fragile comme verre et misérable de l’individu humain, il lui serait possible de percevoir l’écho d’innombrables cris de joie et de douleur s’élevant de « l’immensité de la nuit des mondes », sans obéir irrésistiblement à cet « appel de