Page:Nietzsche - L’Origine de la Tragédie.djvu/159

Cette page a été validée par deux contributeurs.
155
L’ORIGINE DE LA TRAGÉDIE

tragédie et de la conception tragique du monde. Si l’ancienne tragédie était détournée de sa voie par une tendance dialectique orientée vers le savoir et l’optimisme de la science, il faudrait conclure de ce fait à une lutte éternelle entre la conception théorique et la conception tragique du monde ; et seulement après que l’esprit scientifique, arrivé jusqu’aux limites qu’il lui est impossible de franchir, eût dû reconnaître, par la constatation de ces limites, le néant de sa prétention à une aptitude universelle, il serait permis d’espérer une renaissance de la tragédie ; le symbole de cette forme de culture serait Socrate s’exerçant à la musique, au sens relaté plus haut. Dans cette comparaison, j’entends par « esprit scientifique » cette foi à la possibilité de pénétrer les lois de la nature et à la vertu de panacée universelle accordée au savoir, qui fut incarnée pour la première fois dans la personne de Socrate.

Quiconque veut bien songer aux conséquences les plus immédiates de cet esprit scientifique, qui va de l’avant toujours et sans trêve, comprendra aussitôt comment, grâce à lui, le mythe fut anéanti, et comment, par cet anéantissement, la poésie, dépossédée de sa patrie idéale naturelle, dut errer désormais comme un vagabond sans foyer. Si nous avons légitimement accordé à la musique la puissance d’engendrer de nouveau le mythe, et de ses propres entrailles, nous aurons à rechercher l’em-