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L’ORIGINE DE LA TRAGÉDIE

soit obligée de chercher à aboutir à une incarnation pareillement accomplie, nous devons admettre qu’elle sache trouver aussi l’expression symbolique adéquate à la sagesse dionysienne qui lui est propre ; et où nous faudrait-il découvrir cette expression, si ce n’est dans la tragédie, et, d’une façon générale, dans la notion du tragique ?

Le tragique ne peut être légitimement dérivé de la nature essentielle de l’art, telle qu’on la conçoit d’ordinaire uniquement selon les catégories de l’apparence et de la beauté ; le seul esprit de la musique nous fait comprendre qu’une joie puisse résulter de l’anéantissement de l’individu. Car, au spectacle des exemples isolés de cet anéantissement, s’éclaire pour nous le phénomène éternel de l’art dionysien, qui montre la Volonté dans sa toute-puissance, en quelque sorte derrière le principe d’individuation, l’éternelle vie au delà de toute apparence et en dépit de tout anéantissement. La joie métaphysique ressentie du tragique est une traduction de l’inconsciente sagesse dionysienne dans le langage du symbole. Le héros, la plus haute manifestation apparente de la Volonté, est annihilé pour notre plaisir, parce qu’il n’est, malgré tout, qu’une apparence, et que l’éternelle vie de la Volonté n’est pas effleurée par son anéantissement. « Nous croyons à la vie éternelle, » proclame la tragédie ; tandis que la musique est l’Idée immédiate de cette vie. L’art plastique a un but tout