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L’ORIGINE DE LA TRAGÉDIE

entier ; — et si l’on considère en même temps la colossale pyramide de la science moderne, on ne peut se défendre de voir en Socrate l’axe et le pivot de ce qui constitue l’histoire du monde. Qu’on imagine, en effet, la somme incalculable des forces absorbées par cette tendance universelle, consacrée, non pas au service de la connaissance, mais à la réalisation des désirs pratiques, c’est-à-dire égoïstes, des individus et des peuples ; il est probable qu’alors, au milieu des perpétuelles migrations des peuples et des luttes exterminatrices, l’amour instinctif de la vie serait tellement affaibli, et l’habitude du suicide devenue si générale, que l’individu croirait, comme l’habitant des îles Fidji, accomplir son devoir suprême de fils en tuant son père, et d’ami en égorgeant son ami : pessimisme pratique qui pourrait même susciter l’épouvantable morale de l’anéantissement de peuples par pitié, — et qui, d’ailleurs, existe et a existé dans le monde, partout où l’art n’est pas apparu sous une forme quelconque, particulièrement sous celle de la religion ou de la science, comme remède et protection contre ce souffle empoisonné.

En face de ce pessimisme pratique, Socrate est le premier modèle de l’optimiste théorique, qui attribue à la foi dans la possibilité d’approfondir la nature des choses, au savoir, à la connaissance, la vertu d’une panacée universelle, et tient l’erreur pour le mal en soi. Pénétrer les causes et distin-