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L’ORIGINE DE LA TRAGÉDIE

nelle, en apparence absolument originale et très sincèrement admirée, semblait, à côté d’eux, perdre soudain la couleur et la vie et avorter en imitation maladroite, en caricature. Et à chaque instant éclate encore une fois la sourde colère amassée au fond du cœur contre ce petit peuple arrogant qui eut l’audace d’affubler, pour l’éternité, de l’épithète de « barbare » tout ce qui lui est étranger. Quels sont ces gens, se dit-on, qui, sans autre titre qu’un éclat historique éphémère, des institutions ridiculement bornées, une valeur morale douteuse, et dont le nom même est employé à l’égal d’une odieuse injure, revendiquent cependant entre les peuples une place à part et le rang qui, parmi la masse, appartient au génie ? Malheureusement on n’eut pas la chance de découvrir la ciguë qui aurait pu en finir tout uniment avec un pareil phénomène, car ni le poison, ni l’envie, ni la calomnie et la colère déchaînées ne purent réussir à entamer cette insolente sérénité. Aussi, devant les Grecs, on a honte et on a peur. Qu’au moins un homme estime ici la vérité par-dessus tout, et ose proclamer cette vérité, que, pareils au cocher qui conduit un char, les Grecs tiennent dans leurs mains les rênes de notre art, aussi bien d’ailleurs que de tout art, mais que, presque toujours, le char et les chevaux, de qualité trop basse, sont indignes de leurs glorieux conducteurs, qui se font alors un jeu de précipiter un tel attelage dans l’abîme qu’eux-mêmes franchissent