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L’ORIGINE DE LA TRAGÉDIE

monde nouveau qui jamais ne put se lasser du spectacle fantastique de ce cortège. Platon a réellement donné à la postérité le prototype d’une œuvre d’art nouvelle, du roman, qui peut être considéré comme la fable d’Ésope infiniment perfectionnée, et dans lequel la poésie est subordonnée à la philosophie dialectique de la même manière que, plus tard et pendant de longs siècles, cette philosophie fut subordonnée à la théologie : c’est-à-dire comme ancilla. Telle fut la condition nouvelle à laquelle Platon réduisit la poésie, sous l’influence démoniaque de Socrate.

Ici la pensée philosophique recouvre l’art de ses végétations, et le contraint à s’enlacer étroitement au tronc de la dialectique. La tendance apollinienne s’est changée en schématisation logique : nous avons déjà remarqué chez Euripide quelque chose d’analogue, et, en outre, une transposition de l’émotion dionysiaque en sentiments naturistes. Socrate, héros dialectique du drame platonicien, nous rappelle le héros d’Euripide, qui est forcé comme lui de justifier ses actes par des raisons et des arguments, et court si souvent ainsi le risque de perdre pour nous tout intérêt tragique. Qui pourrait méconnaître en effet la nature optimiste de la dialectique, qui triomphe à chaque conclusion et ne peut vivre que de froide clarté et de certitude, cet élément optimiste qui, dès qu’il a pénétré dans la tragédie, envahit ses régions dionysiennes et la