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L’ORIGINE DE LA TRAGÉDIE

qu’Euripide devait être classé immédiatement après lui.

En troisième ligne était nommé Sophocle, lui qui, comparé à Eschyle, pouvait se vanter de faire bien, parce qu’il savait ce que c’était que bien faire. Il est manifeste que c’est précisément le haut degré de lucidité de ce discernement, de cette sagesse consciente, qui distingue ces trois hommes comme les trois génies « conscients » de leur temps.

Cependant, ce fut Socrate qui prononça la parole la plus incisive à l’égard de la nouvelle et extraordinaire valeur accordée à la connaissance et au jugement. Il était le seul, en effet, qui s’avouât à lui-même ne rien savoir, tandis que, se promenant à travers Athènes, en observateur critique, visitant les hommes d’État, les orateurs, les poètes et les artistes célèbres, il rencontrait chez tous la prétention à la sagesse. Il reconnut avec stupéfaction que, même au point de vue de leur activité spéciale, toutes ces célébrités ne possédaient aucune connaissance exacte et certaine, et n’agissaient qu’instinctivement. « N’agissaient qu’instinctivement : » cette parole nous fait toucher du doigt le cœur et la moelle de la tendance socratique. Par ces mots, le socratisme condamne aussi bien l’art existant alors que l’éthique de son temps : de quelque côté qu’il dirige son regard scrutateur, il constate le manque de jugement et la puissance de l’illusion, et il en conclut à l’absurdité, à la condamnation de ce qui