Page:Nietzsche - L’Origine de la Tragédie.djvu/123

Cette page a été validée par deux contributeurs.
119
L’ORIGINE DE LA TRAGÉDIE

philosophes, comme le premier qui ait conservé sa raison au milieu de l’ivresse générale, il est bien possible qu’Euripide se soit expliqué, par une comparaison analogue, sa situation vis à-vis des autres poètes tragiques. Tant que l’unique maître et régulateur de l’univers, le « νοῦς », fut tenu à l’écart de l’activité artistique, tout était resté dans un état de désordre chaotique et primordial. Tel devait être le jugement d’Euripide ; et en tant que le premier, parmi les tragiques, qui fût resté « conscient » de ses actes, il lui fallait condamner les poètes « ivres ». Ce que Sophocle a dit d’Eschyle, que « ce que celui-ci faisait était bien fait, bien qu’il le fît inconsciemment, » n’eût certes jamais été approuvé par Euripide qui eût conclu simplement que l’activité d’Eschyle, parce que non consciente, ne pouvait être que mauvaise. Le divin Platon lui-même ne parle ordinairement qu’avec ironie de la puissance créatrice du poète, en tant que celle-ci n’est pas l’effet d’une intelligence consciente, et il la compare au talent du devin qui interprète les songes, le poète étant incapable de créer avant d’être devenu inconscient et d’avoir abdiqué toute raison. Euripide entreprit, comme le voulut aussi Platon, de montrer au monde le contraire du poète « dénué de raison » ; son principe esthétique : « Tout doit être conscient pour être beau », est, comme je l’ai dit, le parallèle de l’axiome socratique : « Tout doit être con-