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L’ORIGINE DE LA TRAGÉDIE

puissance de son sens critique a, sinon produit, au moins fécondé sans cesse une activité créatrice artistique parallèle. Doué de cette faculté, avec toute la clairvoyance et la dextérité de son intelligence critique, Euripide s’était assis au théâtre et s’était efforcé de retrouver et de reconnaître trait pour trait, ligne pour ligne, dans les chefs-d’œuvre de ses grands devanciers, comme dans des tableaux noircis par le temps. Et ce qu’il rencontra alors ne saurait être inattendu pour celui qui est profondément initié aux arcanes de la tragédie eschyléenne : il aperçut quelque chose d’incommensurable dans chaque trait et dans chaque ligne, une certaine décision trompeuse, et en même temps une profondeur énigmatique, un infini de mystère. Comme une comète à flamboyante chevelure, la figure la plus claire laissait toujours encore après elle une traînée de lumière décroissante qui semblait montrer l’incertain, les ténèbres insondables. Un crépuscule semblable était répandu sur la structure du drame, surtout sur la signification du chœur. Et combien lui parut douteuse la solution du problème éthique ! discutable le mode d’emploi des mythes ! disparate la répartition du bonheur et du malheur ! Même dans le langage de l’ancienne tragédie, il y avait pour lui beaucoup de choses choquantes, tout au moins inexplicables. Il trouva, en particulier, que trop de pompe était déployée pour des événements ordinaires, que trop de symboles et d’emphase juraient