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HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

sique reposait sur le jeu réciproque de ce courant froid que produisait la circonspection avec l’haleine chaude de l’enthousiasme musical. — Richard Wagner voulut une autre espèce de mouvement de l’âme, une espèce voisine de la nage et du balancement dans les airs. Peut-être est-ce là l’essentiel dans toute son innovation. Son célèbre procédé d’art, né de cette volonté et adapté à celle-ci, — la « mélodie infinie » — s’applique à briser toute proportion mathématique de temps ou de forces, il va parfois jusqu’à les narguer et il est fécond dans l’invention d’effets qui sonnent à l’oreille ancienne comme des paradoxes rythmiques et des propos calomnieux. Il craint la pétrification, la crystallisation, le passage de la musique dans les formes architecturales, — et c’est pourquoi il oppose au rythme à deux temps un rythme à trois temps, et il n’est pas rare qu’il introduise la mesure à cinq et à sept temps, qu’il répète immédiatement la même phrase, mais avec un allongement, pour qu’elle atteigne à une durée double et triple. D’une imitation facile de pareils artifices peut naître un grand danger pour la musique : à côté d’une trop grande maturité du sentiment rythmique guettait toujours, à la dérobée, la décomposition, la dégénérescence du rythme. Ce danger devient surtout très grand lorsqu’une pareille musique s’appuie toujours plus étroitement sur un art théâtral et un langage des gestes tout à fait naturaliste, que nulle plastique supérieure ne guide et ne domine, un art et un langage qui, par eux-mêmes, ne possèdent aucune mesure et qui ne sont, par conséquent, nullement