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HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

et opposée aussi à ce qui veut faire de l’effet : la mesure, la symétrie, le mépris de tout ce qui charme et ravit, une inconsciente rudesse et une fraîcheur du matin, une fuite devant la passion, comme si la passion provoquait la destruction de l’art, — voilà ce qui composa le sentiment et la moralité des maîtres anciens, qui nécessairement, et non point seulement par hasard, choisirent leurs moyens d’expression et les animèrent de la même moralité. — Faut-il donc, après être arrivé à cette connaissance, refuser, à ceux qui viennent plus tard, le droit de faire revivre leur propre âme dans l’âme des œuvres anciennes ? Non, car ce n’est qu’en leur donnant notre propre âme que nous les rendons capables de vivre encore ; c’est notre sang qui les amène à nous parler. L’exécution vraiment « historique » serait une exécution fantasmagorique présentée à des fantômes. On honore les grands artistes du passé moins par cette crainte stérile qui laisse à sa place, sans y loucher, chaque note, chaque parole, que par d’actifs efforts pour leur procurer sans cesse une vie nouvelle. — Il est vrai que, si l’on imaginait Beethoven revenant soudain et entendant l’une de ses œuvres, dirigée en conformité avec l’état d’âme et la subtilité des nerfs modernes qui font la gloire de nos maîtres de l’exécution, il demeurerait probablement longtemps muet, ne sachant pas s’il doit élever la main pour maudire ou pour bénir, mais il finirait peut-être par dire : « Eh bien ! Ce n’est pas moi que je retrouve ici, mais ce n’est pas non plus un non-moi, c’est une troisième chose, — cela me semble être aussi parfait, bien que ce ne soit pas la