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LE VOYAGEUR ET SON OMBRE

pas transformées de la même façon que celle des belligérants réconciliés par lui : elles étaient au contraire demeurées les mêmes, il semblait par conséquent qu’il n’avait pas eu son intérêt en vue. Pour la première fois on se disait que le désintéressement était une vertu : certainement, dans les petites choses privées, il s’était souvent rencontré là des cas semblables, mais on ne porta son attention sur cette vertu que lorsque, pour la première fois, elle devenait évidente comme si elle était écrite au mur en gros caractères, lisibles pour toute la communauté. Reconnues comme des vertus, affublées d’un nom, mises en formules, recommandées pour l’usage, telles furent seulement les qualités morales à partir du moment où elles décidèrent visiblement des destinées et du bonheur de sociétés tout entières. Depuis lors, chez beaucoup de gens, l’élévation des sentiments et la stimulation des forces créatrices intérieures sont devenues si grandes que l’on offre des présents à ces qualités morales, chacun apportant ce qu’il a de meilleur : l’homme sérieux met à leurs pieds son sérieux, l’homme digne sa dignité, les femmes leur douceur, les jeunes gens tout ce qui est en eux riche d’espoir et d’avenir ; le poète leur prête des paroles et des noms, les introduit dans la ronde des êtres analogues, leur attribue un tableau généalogique et finit par adorer, comme font les artistes, les créatures de son imagination comme des divinités nouvelles, — il enseigne même à les adorer. C’est ainsi qu’une vertu, parce que l’amour et la reconnaissance de tous y travaillent, comme à une sta-