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LE VOYAGEUR ET SON OMBRE

L’ombre : Et je hais ce que tu hais, la nuit ; j’aime les hommes parce qu’ils sont disciples de la lumière, et je me réjouis de la clarté qui est dans leurs yeux, quand ils connaissent et découvrent, les infatigables connaisseurs et découvreurs. Cette ombre, que tous les objets montrent, quand le rayon du soleil de la science tombe sur eux, — je suis cette ombre encore.

Le voyageur : Je crois te comprendre, quoique tu te sois exprimée peut-être un peu à la façon des ombres. Mais tu avais raison : de bons amis se donnent çà et là, pour signe d’intelligence, un mot obscur qui, pour tout tiers, doit être une énigme. Et nous sommes bons amis. Donc assez de préliminaires ! Quelques centaines de questions pèsent sur mon âme, et le temps où tu pourras y répondre est peut-être bien court. Voyons sur quoi nous nous entretiendrons en toute hâte et en toute paix.

L’ombre : Mais les ombres sont plus timides que les hommes : tu ne feras part à personne de la manière dont nous avons conversé ensemble.

Le voyageur : De la manière dont nous avons conversé ensemble ? Le ciel me préserve des dialogues qui traînent longuement leurs fils par écrit ! Si Platon avait pris moins de plaisir à ce filage, ses lecteurs auraient pris plus de plaisir à Platon. Une conversation qui réjouit dans la réalité est, transformée et lue par écrit, un tableau dont toutes les perspectives sont fausses : tout est trop long ou trop court. — Cependant je pourrais peut-être faire part de ce sur quoi nous serons tombés d’accord.

L’ombre : Cela me suffit : car tous n’y reconnaî-