que le témoignage de pitié fait chez eux le plus
grand bien du monde. — Peut-être peut-on mettre
plus fortement encore en garde contre ce sentiment
de pitié, si au lieu de concevoir ce besoin des malheureux, non pas comme une sottise et un défaut
d’intelligence, comme une espèce de dérangement
d’esprit que le malheur porte avec soi (et c’est ainsi
que La Rochefoucauld semble le concevoir), on y
voit quelque chose de tout autre et de plus digne
de réflexion. Que l’on observe plutôt des enfants
qui pleurent et crient afin d’être objets de pitié, et
pour cela guettent le moment où leur situation
peut tomber sous les yeux ; qu’on vive dans l’entourage de malades et d’esprit déprimés et qu’on se
demande si les plaintes et les phrases de lamentation, la mise en vue de l’infortune, ne poursuivent
pas au fond le but de faire mal aux spectateurs :
la pitié que ceux-ci expriment alors est une consolation pour les faibles et les souffrants en tant qu’ils
y reconnaissent avoir au moins encore un pouvoir,
en dépit de leur faiblesse : le pouvoir de faire mal.
Le malheureux prend une espèce de plaisir à ce
sentiment de supériorité dont lui donne conscience
le témoignage de pitié ; son imagination s’exalte,
il est toujours assez puissant encore pour causer de
la douleur au monde. Ainsi, la soif de pitié est une
soif de jouissance de soi-même, et cela aux dépens de ses semblables ; elle montre l’homme dans toute
la brutalité de son cher moi : mais non pas précisé-
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HUMAIN, TROP HUMAIN