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HUMAIN, TROP HUMAIN

un bon tempérament, une âme assurée, douce et au fond joyeuse, une disposition qui n’aurait pas besoin d’être sur ses gardes contre les secousses et les éclats soudains et qui, dans ses manifestations, n’aurait rien du ton grondeur et de la mine hargneuse, — odieux caractères, comme on sait, des vieux chiens et des hommes qui sont longtemps restés à la chaîne. Au contraire, un homme affranchi des liens accoutumés de la vie à tel point qu’il ne continue à vivre qu’en vue de devenir toujours meilleur, doit renoncer, sans envie ni dépit, à beaucoup, voire presque au tout, de ce qui a du prix chez les autres hommes ; il doit être satisfait comme de la situation la plus souhaitable, de planer ainsi librement, sans crainte, au-dessus des hommes, des mœurs, des lois et des appréciations traditionnelles des choses. Il aime à communiquer le contentement que lui donne cette situation et il peut n’avoir rien d’autre à communiquer — en quoi il y a plutôt, il est vrai, une privation, une abdication. Mais si, malgré tout, l’on veut plus de lui, il renverra d’un hochement de tête bienveillant à son frère, le libre homme d’action, sans peut-être celer un peu de raillerie, car cette « liberté » là est chose toute particulière.