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HUMAIN, TROP HUMAIN


temps, s’applique aussi aux tyrans de l’esprit. Leur histoire est courte, violente, leur influence s’interrompt brusquement. Presque de tous les grands Hellènes, on peut dire qu’ils semblent être venus trop tard ; ainsi d’Eschyle, de Pindare, de Démosthène, de Thucydide ; une génération après eux — et c’en est fait pour toujours. C’est ce qu’il y a d’orageux et d’étrange dans l’histoire grecque. Aujourd’hui, il est vrai, l’admiration s’adresse à l’Évangile de la tortue. Penser en historien ne signifie guère autre chose que de s’imaginer qu’en tous les temps l’histoire aurait eu pour mot d’ordre : « faire le moins possible dans le plus de temps possible ! » Ah ! l’histoire grecque court si rapide ! Jamais il n’y eut ailleurs de vie aussi prodigue, aussi excessive ! Je ne puis pas me convaincre que l’histoire des Grecs ait pris ce cours naturel qu’on célèbre tant chez elle. Ils étaient pourvus de dons trop multiples pour aller progressivement pas à pas, à la manière de la tortue luttant à la course avec Achille, et c’est là ce qu’on nomme développement naturel. Chez les Grecs, on avance vite, mais on recule aussi vite ; la marche de toute la machine est si intense qu’une seule pierre jetée dans ses roues la fait sauter. Une de ces pierres fut par exemple Socrate : en une seule nuit, l’évolution de la science philosophique, jusqu’alors si merveilleusement régulière, mais aussi trop hâtive, fut dérangée. Ce n’est pas une question oiseuse de se demander si Platon,