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HUMAIN, TROP HUMAIN


être détruirait le terrain d’où naissent la grande intelligence et généralement l’individualité puissante : je veux dire la forte énergie. L’humanité serait trop inerte, une fois cet État réalisé, pour pouvoir produire encore le génie. Ne faudrait-il pas pour cette raison souhaiter que la vie conserve son caractère violent et que des forces et des énergies sauvages soient sans cesse de nouveau appelées à naître ? Or le cœur chaud, sympathique, veut justement la suppression de ce caractère violent et sauvage, et le cœur le plus chaud que l’on puisse s’imaginer serait aussi celui qui la demanderait le plus passionnément : et cependant c’est justement de ce caractère sauvage et violent de la vie que sa passion a pris son feu, sa chaleur, et jusqu’à son existence ; le cœur chaud veut donc la suppression de son fondement, l’anéantissement de lui-même, c’est-à-dire enfin qu’il veut quelque chose d’illogique, il n’est pas intelligent. La plus haute intelligence et le cœur le plus chaud ne peuvent pas se concilier dans une personne, et le sage qui porte un jugement sur la vie se met au-dessus même de la bonté et ne la considère que comme une chose de laquelle il y a lieu de faire abstraction dans le calcul total de la vie. Le sage doit s’opposer à ces souhaits extravagants de la bonté inintelligente, parce qu’il s’agit pour lui de la persistance de son type et de la production finale de l’intelligence supérieure ; du moins il n’aura pas le désir de voir se fonder