Page:Nietzsche - Humain, trop humain (1ère partie).djvu/246

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
244
HUMAIN, TROP HUMAIN


admise que le caractère est immuable et que l’être du monde se répète perpétuellement dans tous les caractères et les actions : dans ce cas, l’œuvre de l’artiste devient l’image de l’éternellement arrêté, tandis que pour notre conception l’artiste ne peut jamais donner à son image de valeur que pour un temps, parce que l’homme en général est le produit d’une évolution et sujet à changement, que l’individu n’est rien de fixe et d’arrêté. Il en est de même dans une autre hypothèse métaphysique : supposé que notre monde visible ne fût qu’une apparence, comme les métaphysiciens l’admettent, l’art alors viendrait se placer assez près du monde réel : car entre le monde de l’apparence et le monde de rêve de l’artiste, il n’y aurait en ce cas que trop de ressemblance ; et les différences qui resteraient mettraient même l’importance de l’art plus haut que l’importance de la nature, parce que l’art exprimerait les formes identiques, les types et les modèles de la nature. — Mais ces hypothèses sont fausses : quelle place, après cette constatation, reste encore à l’art ? Avant tout, il a, durant des milliers d’années, enseigné à considérer avec intérêt et plaisir la vie sous toutes ses formes et à pousser si avant nos sensations que nous finissons par nous écrier : « Quoi que soit enfin la vie, elle est bonne. » Cette théorie de l’art, de prendre plaisir à l’existence et de regarder la vie humaine comme un morceau de la nature, sans se laisser trop violemment aller à