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HUMAIN, TROP HUMAIN


ne réussit qu’à une continuelle expérimentation, lorsqu’une fois le fil de l’évolution est brisé. Schiller doit la sûreté relative de sa forme à l’exemple, involontairement respecté, encore que nié, de la tragédie française et se maintint assez indépendant de Lessing (dont il rejetait, comme on sait, les tentatives dramatiques). Aux Français même, après Voltaire, manquèrent tout d’un coup les grands talents qui auraient continué cette évolution de la tragédie de la contrainte à cette apparence de liberté ; ils firent plus tard aussi, à l’exemple de l’Allemagne, un saut dans une sorte d’état de nature à la Rousseau et se mirent aux expériences. Qu’on lise seulement de temps en temps le Mahomet de Voltaire, pour se mettre clairement devant l’esprit ce qui, par cette rupture de la tradition, a été une fois pour toutes perdu pour la culture européenne. Voltaire fut le dernier des grands poètes dramatiques qui entrava par la mesure grecque son âme aux mille formes, née même pour les plus grands orages tragiques, — il pouvait ce qu’aucun Allemand ne pouvait encore, parce que la nature du Français est beaucoup plus parente de la grecque que la nature de l’Allemand ; — de même qu’il fut aussi le dernier grand écrivain qui, dans le maniement de la langue de la prose, eut l’oreille d’un Grec, la conscience d’artiste d’un Grec, la simplicité et l’agrément d’un Grec ; comme encore il a été un des derniers hommes qui savent réunir en eux la plus