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HUMAIN, TROP HUMAIN


rés, sollicités, pressés par la nouveauté, Le désir incessant de créer est vulgaire et témoigne de jalousie, d’envie, d’ambition. Si l’on est quelque chose, on n’a réellement besoin de faire rien — et pourtant l’on agit beaucoup. Il y a au-dessus des hommes « productifs » une espèce encore supérieure.

211.

Achille et Homère. — Il en va toujours comme d’Achille et d’Homère : l’un a la vie, le sentiment, l’autre les décrit. Un véritable écrivain ne donne la parole qu’à la passion et à l’expérience d’autrui ; il est artiste pour savoir, du peu qu’il a ressenti, tirer beaucoup par divination. Les artistes ne sont pas le moins du monde les hommes de la grande passion, mais fréquemment ils se donnent pour tels, avec le sentiment inconscient que l’on accordera plus de créance à leur passion peinte, si leur propre vie parle en faveur de leur expérience en la matière. On n’a qu’à se laisser seulement aller, à ne pas se maîtriser, à donner le champ libre à sa colère, à son appétit : aussitôt tout le monde s’écrie : qu’il est passionné ! Mais pour la passion qui sévit profondément, qui dévore l’individu et souvent le détruit, la chose a quelque importance : celui qui la subit ne la décrit certes pas en drames, mélodies ou romans. Les artistes sont fréquemment des individus sans frein, dans la mesure justement où ils ne sont pas artistes ; mais c’est autre chose.