Page:Nietzsche - Humain, trop humain (1ère partie).djvu/194

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
192
HUMAIN, TROP HUMAIN


offre des mets, mais on n’en veut pas. Cela lui donne un pathétique, selon les circonstances, ridicule et touchant ; car au fond il n’a aucun droit de forcer les hommes à goûter le plaisir. Son fifre résonne, mais personne ne veut danser, cela peut-il être tragique ? Peut-être, après tout. — Enfin il a pour compensation de cette privation plus de plaisir à créer que le reste des hommes n’en a dans tous les autres genres d’activité. On reçoit de ses souffrances un sentiment excessif, parce que sa plainte est plus haute, sa bouche plus éloquente ; et parfois ses souffrances sont réellement trop grandes, mais seulement parce que son ambition, son envie sont trop grandes. Le génie savant, comme Kepler et Spinoza, n’est pas à l’ordinaire aussi exigeant et ne met pas ses souffrances et ses privations, en réalité plus grandes, en un tel relief. Il a le droit de compter avec plus d’assurance sur la postérité et de rejeter le présent ; tandis qu’un artiste qui fait de même joue toujours un jeu désespéré, où son cœur doit souffrir. Dans des cas tout à fait rares — alors que dans le même individu se combinent le génie de produire et de connaître et le génie moral — vient s’ajouter auxdites douleurs cette sorte de douleurs encore qui doivent être regardées comme les exceptions les plus singulières du monde : les sentiments extra et supra-personnels qui s’appliquent à un peuple, à l’humanité, à l’ensemble de la civilisation, à tout être