Page:Nietzsche - Humain, trop humain (1ère partie).djvu/187

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
185
HUMAIN, TROP HUMAIN



147.

L’art, évocateur des morts. — L’art assumé accessoirement la tâche de conserver l’être, même de rendre un peu de couleur, à des représentations éteintes et pâlies ; il tresse, quand il s’acquitte de cette tâche, un lien autour de siècles divers et en fait revenir les esprits. À la vérité, ce n’est qu’une vie apparente, comme au-dessus des tombeaux, qui par là prend naissance, ou bien comme le retour des morts chéris dans le rêve, mais au moins pour quelques instants le vieux sentiment s’éveille une fois encore et le cœur bat selon un rythme autrement oublié. Il faut, en considérant cette utilité générale de l’art, pardonner à l’artiste lui-même de ne point se placer aux premiers rangs de la culture et de la virilisation progressive de l’humanité : il est toute sa vie resté un enfant ou un adolescent et s’est tenu au point où l’a pris sa vocation artistique ; or les sentiments des premiers degrés de la vie sont, de l’aveu général, plus proches de ceux des périodes passées que de ceux du siècle présent. Bon gré mal gré, il aura pour tâche de rendre l’humanité enfant ; c’est sa gloire et sa limite.

148.

Le poète, allégeur de la vie. — Les poètes, étant donné qu’eux aussi veulent alléger la vie à