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HUMAIN, TROP HUMAIN


antique il s’est dépensé une force immense d’esprit et d’invention pour augmenter la joie de vivre par des cultes solennels : de même, au temps du christianisme, il a été sacrifié une somme également immense d’esprit à une autre tendance : c’est que l’homme devait se sentir pécheur de toutes façons et être par là généralement excité, vivifié, animé. Exciter, vivifier, animer, à tout prix — n’est-ce pas le mot d’ordre d’une époque énervée, trop mûre, trop civilisée ? Le cercle de tous les sentiments naturels avait été cent fois parcouru, l’âme était devenue lasse : c’est alors que le saint et l’ascète trouvèrent un nouveau genre d’attraits à la vie. Ils s’exposèrent à tous les yeux, non pas proprement pour être imités de beaucoup, mais comme un spectacle terrifiant et néanmoins séduisant, qui se représentait sur les confins du monde et de l’ultra-monde où chacun croyait alors apercevoir tantôt des rayons de lumière célestes, tantôt de sinistres langues de flammes, jaillissant des profondeurs. L’œil du saint, dirigé sur la signification à tout égard effrayante de la courte vie terrestre, sur l’approche de la décision dernière au sujet de nouveaux laps de vie infinis, cet œil ardent dans un corps à demi anéanti faisait trembler les hommes du vieux monde presque dans les dernières profondeurs ; regarder, détourner le regard avec épouvante, chercher de nouveau l’attrait du spectacle, y céder, s’en saouler jusqu’à ce que l’âme frémit d’ardeur et