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HUMAIN, TROP HUMAIN


initial de la justice. Chacun donne satisfaction à l’autre, en ce que chacun reçoit ce qu’il met à plus haut prix que l’autre. On donne à chacun ce qu’il veut avoir, comme étant désormais sien, et en échange on reçoit l’objet de son désir. La justice est ainsi une compensation et un troc dans l’hypothèse d’une puissance à peu près égale : c’est ainsi qu’originairement la vengeance appartient au règne de la justice, elle est un échange. De même la reconnaissance. — La justice revient naturellement au point de vue d’un instinct de conservation judicieux, partant à l’égoïsme de cette réflexion : « À quoi bon me causer du dommage inutile, sans atteindre peut-être mon but ? » — Voilà pour l’origine de la justice. Parce que les hommes, conformément à leur habitude intellectuelle, ont oublié le but originel des actes dits justes, équitables, et surtout parce que durant des siècles les enfants ont été instruits à admirer et à imiter ces actes, peu à peu est née l’apparence qu’un acte juste serait un acte non égoïste : or c’est sur cette apparence que repose la haute estime qu’on en fait, laquelle,en outre, comme toute estime, est continuellement en train de s’élever encore ; car une chose haut prisée est recherchée, moyennant des sacrifices, imitée, multipliée, et grandit par le fait que le prix de la peine et du zèle que chacun y applique vient s’ajouter au prix de la chose même. — Que peu moral serait l’aspect du monde, sans la faculté d’oubli ! Un poète pourrait