scientifique (abstraction faite de son état actuel) renferme un véritable paradoxe. L’homme scientifique se comporte comme s’il était un des plus fiers désœuvrés du bonheur, comme si l’existence n’était pas une chose funeste et grave, mais un patrimoine garanti, pour une durée éternelle. Il croit pouvoir se permettre d’élucider des problèmes qui, somme toute, ne devraient intéresser quelqu’un que s’il s’était assuré d’avoir l’éternité devant lui. Héritier d’un petit nombre d’heures fugitives, il voit autour de lui les abîmes les plus affreux. Chaque pas en avant devrait lui remettre ces questions en mémoire : D’où venons-nous ? Où allons-nous ? À quoi bon vivre ? Mais son âme s’échauffe à l’idée de sa tâche, que ce soit de compter les étamines d’une fleur, ou de casser les roches au bord du chemin. Et il se plonge dans ce travail, entraîné par tout le poids de son intérêt, de son plaisir, de sa force et de ses aspirations. Ce paradoxe qu’est l’homme scientifique s’est mis récemment, en Allemagne, à une allure si pressée que l’on pourrait prendre la science pour une fabrique et croire que chaque minute de temps perdu ferait encourir une punition. Le voici qui travaille comme s’il appartenait au quatrième état, la caste des esclaves ; son étude n’est plus une occupation, mais un cas de nécessité ; il ne regarde ni à droite ni à gauche et il se meut au milieu de toutes les affaires et aussi au milieu de toutes les difficultés
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