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Aujourd’hui cependant on a horreur de la maturité, parce que l’on fait plus de cas de l’histoire que de la vie. Bien plus, on se glorifie de ce que « la science commence à régner sur la vie ». Il est possible que l’on finisse par en arriver là, mais il est certain qu’une vie ainsi régentée ne vaut pas grand-chose, parce qu’elle est beaucoup moins « vie », et porte en germe moins de vie à venir que la vie de jadis, régie non par le savoir, mais par l’instinct et par de puissantes illusions. On nous objectera que notre temps ne doit pas être l’ère des personnalités accomplies, mûries, harmonieuses, mais bien celle d’un travail collectif, le plus productif possible. Cela revient à dire que les hommes doivent être dressés en vue des besoins de notre temps, afin qu’ils soient en mesure de mettre la main à la pâte qu’ils doivent travailler à la grande usine des « utilités » communes avant d’être mûrs, et même afin qu’ils ne deviennent jamais mûrs, — car ce serait là un luxe qui soustrairait au « marché du travail » une quantité de force. On aveugle certains oiseaux pour qu’ils chantent mieux : je ne crois pas que les hommes d’aujourd’hui chantent mieux que leurs grands-parents, mais ce que je sais, c’est qu’on les aveugle tout jeunes. Et le moyen, le moyen scélérat qu’on emploie pour les aveugler, c’est une lumière trop intense, trop soudaine et trop variable. Le jeune homme est promené, à grands coups de fouet, à travers les siècles : des