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AURORE

ments où il se disait : « Tout est en vain ! Il n’est pas possible de vaincre le tourment de la loi inaccomplie. » Luther a dû éprouver un sentiment analogue lorsqu’il voulut devenir, dans son cloître, l’homme de l’idéal ecclésiastique et de même que de Luther — qui se mit un jour à haïr et l’idéal ecclésiastique, et le pape, et ses saints, et tout le clergé, avec une haine d’autant plus mortelle qu’il ne pouvait se l’avouer — de même il en advint de saint Paul. La loi devint la croix où il se sentait cloué : combien il la haissait ! combien il lui en voulait ! comme il se mit à fureter de tous côtés pour trouver un moyen propre à l’anéantir — et non plus à l’accomplir dans sa propre personne ! Mais voici qu’enfin le jour se fit tout à coup dans son esprit, grâce à une vision, comme il ne pouvait en être autrement chez cet épileptique, il est frappé d’une idée libératrice : lui, le fougueux zélateur de la loi qui, au fond de son âme, en était fatigué jusqu’à la mort, voit apparaître sur une route solitaire le Christ avec un rayonnement divin sur le visage, et saint Paul entend ces paroles : « Pourquoi me persécutes-tu ? » Or, en substance, voici ce qui s’était passé : son esprit s’était tout à coup éclairci, et il s’était dit : « L’absurdité, c’est précisément de persécuter ce Jésus-Christ ! Le voilà l’expédient que je cherchais, voilà la vengeance complète, là et nulle part ailleurs j’ai entre les mains le destructeur de la loi ! » Le malade à l’orgueil tourmenté se sent du même coup revenir à la santé, le désespoir moral s’est envolé, car la morale elle-même s’est envolée, anéantie — c’est-à-dire accomplie, là-haut, sur la croix !