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AURORE

— Je remarque que nos jeunes gens, nos artistes et nos femmes qui veulent philosopher demandent maintenant à la philosophie de lui donner le contraire de ce qu’en recevaient les Grecs ! Celui qui n’entend pas la jubilation continuelle qui traverse chaque propos et chaque réplique d’un dialogue de Platon, la jubilation à cause de l’invention nouvelle de la pensée raisonnable, que comprendra-t-il à Platon, quoi à la philosophie ancienne ? En ce temps-là les âmes s’emplissaient d’allégresse, lorsqu’on se livrait au jeu sévère et sobre des idées, des généralisations, des réfutations — avec cette allégresse qu’ont peut-être connue aussi ces grands, et sévères, et sobres contrepointistes de la musique. En ce temps-là en Grèce on avait encore sur la langue cet autre goût plus ancien et autrefois tout-puissant : et à côté de ce goût, le goût nouveau apparaissait avec tant de charme que l’on se mettait à chanter et à balbutier, comme si l’on était en ivresse d’amour, à chanter la dialectique, « l’art divin ». Le goût ancien, c’était la pensée sous l’empire des mœurs, pour laquelle n’existaient que des jugements fixes, des faits déterminés et point d’autres raisons que celles de l’autorité : en sorte que penser ce n’était que répéter, et que toute jouissance du discours et du dialogue ne pouvait reposer que dans la forme. (Partout où le fond est considéré comme éternel et vrai, dans sa généralité, il n’y a qu’une seule grande magie : celle de la forme qui change, c’est-à-dire de la mode. Chez les poètes eux aussi, depuis l’époque d’Homère et plus tard chez les plastiques, les Grecs