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AURORE

l’isolement terrible où vit tout esprit qui prend son vol en avant et avant les autres, il s’entoure dès lors d’objets de vénération, de communion, d’attendrissement et d’amour, il veut enfin jouir des mêmes privilèges que tous les hommes religieux et célébrer ce qu’il vénère dans la communauté, il ira même jusqu’à inventer une religion pour avoir la communauté. C’est ainsi que vit le sage vieillard, et il finit par tomber imperceptiblement dans un voisinage si affligeant des excès cléricaux et poétiques que l’on ose à peine se souvenir de sa jeunesse sage et sévère, de sa rigide moralité cérébrale d’alors, de sa crainte véritablement virile des idées extravagantes et des divagations. Lorsqu’il se comparait autrefois avec d’autres penseurs plus anciens, c’était pour mesurer sérieusement sa faiblesse avec leur force et pour devenir plus froid et plus libre à l’égard de lui-même : maintenant il ne se livre plus à cette comparaison que pour s’enivrer de sa propre folie. Autrefois il songeait avec confiance aux penseurs à venir, il se voyait même disparaître avec une extrême joie dans leur lumière plus pleine : maintenant il est tourmenté par l’idée de ne pas pouvoir être le dernier penseur, il songe au moyen d’imposer aux hommes, avec l’héritage qu’il leur laisse, une restriction de la pensée souveraine, il craint et il calomnie la fierté et la soif de liberté des esprits individuels ; — après lui, personne ne doit plus laisser gouverner librement son intellect ; il veut lui-même demeurer à jamais la digue où déferlent sans cesse les flots de la pensée, — ce sont là ses désirs souvent secrets et parfois avoués !