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AURORE

une situation exceptionnelle et à des droits exceptionnels. Le penseur ainsi visité par le génie se croit dès lors permis de prendre les choses à la légère et de décréter plus qu’il ne démontre ; mais il est probable que c’est précisément le besoin d’allègement qu’éprouve la fatigue de l’esprit qui est la principale source de cette croyance, il la précède dans le temps bien qu’il en paraisse autrement. On veut en outre jouir à ce moment des résultats de sa pensée, conformément au besoin de jouissance commun à tous les gens fatigués et à tous les vieillards. Au lieu d’examiner à nouveau ces résultats et de recommencer à les semer on a besoin de les apprêter à un goût nouveau, pour se les rendre supportables et leur enlever leur sécheresse, leur froideur et leur manque de saveur. C’est ce qui fait que le vieux penseur s’élève en apparence au-dessus de l’œuvre de sa vie, mais qu’en réalité il la gâte par l’exaltation, les douceurs, les épices, la brume poétique et les lumières mystiques qu’il y mêle. C’est ce qui finit par arriver à Platon, c’est ce qui finit aussi par arriver à ce grand et loyal Français, à qui ni les Allemands ni les Anglais de ce siècle ne peuvent opposer personne — personne qui comme lui ait saisi et terrassé la science sévère, — Auguste Comte. Un troisième symptôme de la fatigue : cette ambition qui agitait la poitrine du grand penseur lorsqu’il était jeune et qui alors ne trouvait à se satisfaire nulle part, cette ambition est devenue vieille, elle aussi ; comme quelqu’un qui n’a plus rien à perdre elle s’empare des moyens de satisfaction les plus grossiers et les plus proches, c’est-à-dire de ceux des